Alors que plusieurs mois se sont écoulés depuis les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance mondiale de la NSA, le silence médiatique sur le rôle de la France dans cette affaire, et la stratégie similaire qu’elle déploie de son côté, installe un malaise renforcé par le contraste observé entre ce mutisme et la gravité de la situation.
Surfer sur un certain anti-américanisme français
Que l’on ne me fasse pas dire ce qui n’a pas été prononcé, je ne prétends pas qu’il n’y ait pas une influence non négligeable et consentie des États-Unis sur la France à tous les niveaux, et qu’il n’y ait pas également une certaine admiration de ce qu’ils représentent ici. Cependant, cet amour vache repose aussi sur un anti-américanisme diffus chez beaucoup d’entre nous, et décliné en autant de versions qu’il peut y avoir de points de vues (ex: « l’Amérique impéraliste, ultra-libérale, arrogante »; jusqu’aux plus gignolesques « l’Amérique du complot, des maçons ou des juifs ».
Au-delà de la pertinence ou non de telles postures, il est évident qu’ajouté à une bonne dose de patriotisme bien de chez nous, l’argument de l’Amérique menaçante permet de présager un amalgame au niveau de la réception, et un alignement de toutes ces positions critiques derrière un chauvinisme hexagonal. Lorsque cela se révèle pratique en terme de communication, rien ne vaut un peu d’anti-américanisme, histoire de rappeler qu’on est quand même biens chez nous, et espérer convaincre tout à la fois les chauvins et les critiques progressistes de la domination réelle des États-Unis. Beaucoup de médias ne s’y sont pas trompés, et ont effectivement relayé ce hoax de la France blanche colombe.
Et c’est un peu ce qu’il s’est joué ici lors du traitement de « l’affaire Snowden ». La France présentée comme une malheureuse victime du pouvoir tentaculaire de la NSA, s’en sont suivis des déclarations outrées de la presse jusqu’au plus haut niveau de l’État. Ainsi, nous étions censés nous réfugier dans un patriotisme protectionniste et espérer une réaction forte de la patrie des droits de l’Homme et de l’Europe pour dénoncer tout cela, développer nos propres infrastructures pour enfin sortir du joug des États-Unis, horribles pourfendeurs de la liberté d’expression et de la vie privée en ligne.
Certains discours ont même pu présenter cela comme une nécessité pour l’indépendance stratégique militaire (exit toute possibilité de critique de la légitimité de la France à continuer ses guerres néo-coloniales un peu partout dans le monde), ou économique (pleurons nos pauvres entreprises françayses qui vont à nouveau devoir bagarrer pour être compétitives, productives et continuer leur marche vers la destruction des acquis sociaux des salariés. Lorsqu’il s’agit de défendre la nation, pas de place pour la controverse!
Et pourtant, le scandale n’a pas dû surprendre tout le monde
Premièrement, que les États-Unis espionnent le monde, on ne peut pas vraiment dire que ce soit un scoop, et je peine à croire que François Hollande et les journalistes des grands médias qui ont joué ce numéro d’effarouchés aient pu ignorer des programmes d’écoute massives des communications mondiales comme ECHELON. J’ai également des réticences à laisser ma naïveté prendre le dessus, et à considérer que le Patriot Act, lequel donne les pleins pouvoirs à l’État américain en terme de saisie des données de communication, ait pu être méconnu par ces personnes. En creusant ne serait-ce qu’un peu (pas trop), on aurait pu comprendre que non seulement les américains étaient potentiellement visés, mais également les utilisateurs des services américains en ligne, c’est à dire aussi des français (disons 90% rien que par Google via son moteur de recherche et Facebook).
Il aurait donc fallu avaler un « keuuwa?? On écoute les français? La surveillance d’État est complètement la norme aux États-Unis et ce depuis au moins le 11 septembre?? ».
Un scandale qui en fait rend plutôt mal à l’aise les co-responsables
Mais ce qui est le plus drôle dans cette histoire, c’est certainement la véritable nature de la relation France-USA dans cette histoire de surveillance (celle du complot judéo-islamo-illuminato-maçonnique gnark gnark 😉 ). Hum!
Un papier du Süddeutsche Zeitung allemand basé sur l’analyse des documents révélés par Snowden a ouvert la voie vers un autre type d’analyse de la question, nous dirigeant davantage vers une collaboration entre les deux pays, que vers un simple coup par derrière de nos « amis » yankees. En effet, un accord nommé LUSTRE aurait été passé depuis des années, et permettant un échange entre les services de renseignement de la France et des « Five Eyes » (USA, Royaume-Uni, Nouvelle-Zélande, Canada, Australie).
François Hollande n’était donc aucunement surpris lorsqu’il affirme avoir passé un coup de fil à Barack Obama pour se plaindre de ces pratiques. Nicole Bricq nous l’a brillamment rappelé en précisant qu’un rapport avait été demandé à Claude Revel, déléguée interministérielle à l’intelligence économique dès le début du mandat d’Hollande, et remis en janvier 2013. La même Mme Bricq nous rappelait par la même occasion que nous étions biens cons d’être si naïfs sur le potentiel de surveillance de la France. Merci de rétablir cette vérité chère Ministre.
Alors certes la Ministre tente de préciser plusieurs fois qu’elle parle d’intelligence économique, ce qui diffère de la question surveillance de la population. Mais mis dans la balance avec l’affaire PRISME, on ne peut s’empêcher de penser que cette nuance entrecoupée d’hésitations constitue une garantie un peu légère au discours prétendant que la France n’observe pas les mêmes pratiques. Sinon, en quoi serait-ce une arme de défense face à la surveillance des États-Unis, qui elle concerne ouvertement l’ensemble des communications? De plus, en quoi la surveillance dans le cadre de l’intelligence économique serait-elle plus « morale »?
Lorsqu’on parle interception des communication, la politique néo-coloniale de la France en la matière la place de plus en position d’interlocuteur privilégiée. Le site Reflet.info souligne pour illustrer cela l’importance du réseau français dans la surveillance du continent africain, lequel échappe en grande partie à la celle des États-Unis. D’où l’intérêt pour ces derniers d’accords comme LUSTRE.
Une épidémie d’amnésie
Il semblerait de même que les esprits se soient bien vite accommodés de la perte du pouvoir de l’UMP. Quelques mois auparavant, certains (au PS aussi mais on ne peut pas dire qu’ils étaient légion), dénonçaient l’affaire Bull-Amesys, impliquant l’État au plus au niveau dans la vente de systèmes de surveillance à grande échelle, et ce à des pays pas toujours très très démocratiques.
Aujourd’hui, plus rien, bien que le business continue et implique toujours le pouvoir, même après l’alternance. Le site Reflets.info (encore eux), rappelle notamment la place de conseillère du roi Mohammed VI qu’occupait Najat Vallaud-Belkacem au Conseil de la Communauté Marocaine à l’Étranger. Et alors? Rappelons que le Maroc a lui aussi eu la joie de recevoir son système d’interception des communications made in France, et ce après que les révélations du scandale Bull-Amesys ait été publiées. Bien entendu, comme en Libye, le système ne sert qu’à traquer les pédophiles et non les opposants politiques.
Sur son propre territoire, l’État français n’est pas en reste non plus
Là encore, il serait fastidieux de lister tous les cas et dispositifs de surveillance de la population en France. Mais pour les derniers, citons par exemple PERGAM, une expérimentation de géolocalisation des téléphones complètement illégale et pourtant testée par l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC). Il aurait été utilisé par la police pendant 2 mois entre le 7 novembre 2012 et le 11 janvier 2013. Celui-ci a été débranché suite à la visite des locaux par Manuel Valls et Fleur Pellerin, car visiblement hors du contrôle de l’État. Mais combien d’autres expériences de ce type sont-elles encore menées? Combien finiront-elles par être légalisées?
En juillet, Le Monde parlait aussi de pratique similaires à celles de la NSA de la part de la DGSE, mais concernant les méta-données et non le contenu des communications. On notera que cela est présenté comme un complément des enquêtes de terrain. Ouf! Il y a surveillance mais on vérifie derrière! Pourtant, beaucoup s’accordent sur le fait que le contenu des communications n’est pas toujours plus important que ces fameuses métadonnées (qui parle avec qui, quand, à quelle fréquence), lorsqu’il s’agit de cartographier les réseaux de communication.
Déjà, le journal supposait un accès élargi ne concernant pas la seule surveillance des terroristes. Lien ou pas, la loi de programmation militaire qui est discutée ces jours-ci à l’assemblée nationale laisse envisager une législation plus permissive de l’écoute en temps réel des communication (et ce sans contrôle judiciaire), et une collaboration des fournisseurs d’accès à Internet et des producteurs de contenus, incluant ainsi les ministères de la défense, de l’intérieur, de l’économie et du budget. Motif:
“la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisée (…)”
Il serait alors également possible d’obtenir des informations sur les personnes ayant en leur possession un système vulnérable (windosiens, unissez-vous):
« Art. L. 2321-3. – Pour les besoins de la sécurité des systèmes d’information de l’État et des opérateurs mentionnés aux articles L. 1332-1 et L. 1332-2, les agents de l’autorité nationale de sécurité des systèmes d’information, habilités par le Premier ministre et assermentés dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État, peuvent obtenir des opérateurs de communications électroniques, en application du III de l’article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques, l’identité, l’adresse postale et l’adresse électronique d’utilisateurs ou de détenteurs de systèmes d’information vulnérables, menacés ou attaqués. »
Enfin, cette loi permettrait de blanchir des écoutes illégales pendant 9 jours, comme le soulignait numérama. afin d’obtenir:
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« l’identification des numéros d’abonnement ou de connexion à des services de communications électroniques » (numéro de téléphone, adresse IP…) ;
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« le recensement de l’ensemble des numéros d’abonnement ou de connexion d’une personne désignée« (historique des adresses IP utilisées par un abonné, différentes lignes téléphoniques d’un même abonné…) ;
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« la localisation des équipements terminaux utilisés » (géolocalisation des smartphones) ;
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« les communications d’un abonné portant sur la liste des numéros appelés et appelant, la durée et la date des communications« .
Un bien joli programme…
Et moi dans tout ça?
Pour répondre à l’argumentaire de ceux qui n’ont rien à se reprocher, car peu se sentent effectivement concernés par ces récits si grandiloquents qu’on croirait à un scénario de films d’espionnage, je préciserai qu’au Royaume-Uni, le blocage des sites pédopornographiques à été récemment élargi à celui des sites extrémistes.
Ici comme ailleurs, agiter les épouvantails du terrorisme, de la pédophilie, du viol, de la haine raciale et autres mœurs évidemment indéfendables, permet d’ouvrir certains sésames, lesquels ne se refermeront malheureusement que lorsqu’ils pourront concerner toute la population. Tel est le prix de l’apaisement de la paranoïa et de la volonté de contrôle des personnes qui ont le pouvoir.
L’exemple de l’élargissement concerné par le fichage ADN est un excellent exemple de cette technique d’intégration de la légitimité de la surveillance, du fichage, de la censure, et du contrôle des populations dans les mentalités.
Reporter a par ailleurs placé la France parmi les pays sous surveillance dans sa cartographie des pays ennemies d’Internet. Encore un signe?
Quoi qu’il en soit, non, la France n’est pas le pays des droits de l’Homme qu’elle prétend incarner face aux États-Unis, et nous gagnerions tous à nous saisir de cette thématique de la surveillance des États, laquelle pose en permanence la question de la nature de nos démocraties, et du sens que l’on voudra bien donner à ce système politique.
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